Peut-on dire d'une œuvre purement instrumentale qu'elle est autobiographique? On serait tenté de le faire au sujet de la troisième Sonate pour piano du compositeur italien Salvatore Sciarrino, né en 1947.
Cette œuvre reflète en effet parfaitement ses rapports contradictoires avec "l'école de Darmstadt", plus précisément avec le mouvement sérialiste des années soixante, mouvement qui a fasciné Sciarrino mais sur lequel celui-ci a toujours jeté un regard à la fois distant et critique. Dans cette sonate, des myriades de notes issues de cellules tirées de pièces de Stockhausen et de Boulez forment des galaxies tour à tour en expansion et en contraction, qui tout au long de l'œuvre, dans une sorte d'oscillation temporelle permanente - audible également dans l'évocation de figures chopiniennes - se métamorphosent en figures typiquement sciarriniennes, comme si le compositeur y menait un long combat pour devenir lui-même et acquérir son propre langage. Ces figures, que le compositeur nomme ses "noyaux organiques", consistent en groupes de notes formant une unité, sortes d'ectoplasmes sonores fluides et souples. Peut-être touchons nous là à ce qui relie le plus intrinsèquement Sciarrino à Liszt: l'invention d'une écriture du timbre, l'élaboration d'un son global à partir de particules non perceptibles en tant que telles. Les "noyaux organisés" de Sciarrino ou les traits ou arpeggi lisztiens procèdent d'une même intuition: celles d'images sonores organiques et unes, qui, en percevrait-on les "pixels", se décomposeraient instantanément.
Mais venons en à la construction particulière du programme de ce soir.
En 2016, j'enregistrai un album qui confrontait la musique de Debussy à celle de Sciarrino: les trois premières sonates pour piano (1975, 1983, 1987), œuvres volubiles, électriques et à la virtuosité vif-argent, étaient placées dans un espace sonore totalement différent. Le programme entier se présentait sous l'aspect d'une "forme à fenêtre", structure chère à Sciarrino qui non seulement y a maintes fois eu recours dans sa propre musique, mais qui l'a également analysée dans l'œuvre des autres, dans le domaine pictural aussi bien que musical. Les trois Sonates formaient donc trois "Portes" qui, trouant l'espace impressionniste, laissaient entrevoir un espace différent. Des liens subtils unissaient cependant un espace à l'autre, renvois se jouant de la temporalité, comparables à ces "trous de vers" qui relient des espaces-temps différents, hypothétiques tunnels dont nous parlent les physiciens modernes.
Placer l'œuvre de Sciarrino au sein de la deuxième Année de Pèlerinage de Franz Liszt, évocation toute en profondeur, poétique voire philosophique, de l'Italie, c'est créer une forme à fenêtre peut-être plus légitime encore. C'est mettre les œuvres en perspective, les replacer dans un cadre cher au compositeur italien: celui de la peinture de la Renaissance avec "Sposalizio"- évocation du "Mariage le la Vierge" de Raphaël-, celui de la sculpture avec "Il Penseroso" d'après Michel-Ange, celui, enfin, de la littérature avec Pétrarque et Dante. La "Canzonetta del Salvator Rosa" , chanson napolitaine basée sur les textes d'un auteur satirique qui était à la fois peintre et écrivain, tirant une sorte de trait d'union entre tous les arts.
C'est, aussi, écouter Liszt avec des oreilles aiguisées par la musique de Sciarrino, faire entendre sa modernité et lui rendre son caractère expérimental.
C'est, enfin, suivre une intuition: durant toute la période d'apprentissage des Sonates, je lisais la Divine Comédie de Dante, et les liens unissant les trois Sonates à l'Enfer, au Purgatoire et au Paradis m'avaient frappé. J'ignorais alors que Sciarrino avait longuement fréquenté l'œuvre de Dante, écrivant notamment, à l'époque de la troisième Sonate, ses "Sei poemi concentrici", évocation pour grand orchestre des trois épisodes de la Comédie: vagues ininterrompues, mouvements de lave sonore faits de torsades et de volutes en ce qui semble être une perpétuelle réitération. De subtiles métamorphoses y étaient pourtant à l'œuvre, imperceptibles dans l'immédiat, mais obligeant constamment l'auditeur à se demander si ce qu'il percevait était identique à ce qu'il avait entendu précédemment.
Bien plus qu'à la troisième sonate pour piano qui leur est contemporaine, cette évocation des "Sei poemi concentrici" convient parfaitement à la première Sonate de Sciarrino. Pour décrire celle-ci plus avant il est tentant également d'invoquer ici une autre figure, inattendue, mais également habitée par Dante: celle de Rodin et de sa "Porte de l'Enfer". On sait que Rodin avait à l'origine placé dans cette Porte monumentale des figures qui avec le temps, agrandies et retravaillées, mèneront une carrière indépendante, acquerront une existence propre: le Penseur (Dante lui-même), Paolo et Francesca, figures tragiques d'un amour pur et juvénile, Ugolin et beaucoup d'autres. Pourtant, la version préférée de Rodin, celle qu'il conservera jusqu'à la fin dans son atelier, sera celle de la Porte dans sa version la plus abstraite, sans personnages, structure dénuée de tout élément réaliste ou anthropomorphe, faite de vagues, de rythmes ondulants, de lames de fond et de tourbillons: miroir parfait de cette première Sonate de Sciarrino, composée en 1975 et lointainement inspirée, aux dires du compositeur, par la Sonate en si mineur de Liszt.
Les personnages de la Divine Comédie quant à eux - en premier lieu Dante lui-même et Virgile, Paolo et Francesca -, ayant en quelque sorte déserté la première Sonate, effectueront une forme de translation poétique pour rejoindre "Après une lecture de Dante", apogée du cycle, dont ils sont les héros principaux.
Un mot encore sur l'utilisation étendue, dans les trois sonates de Sciarrino, de la troisième pédale du piano, pédale dite "sostenuto". Celle-ci crée un espace résonnant, aux échos changeants car constamment régis par des accords muets qui agissent comme des filtres électroniques et se transforment au cours de l'œuvre. Dans une très belle intuition philosophique, Sciarrino y voit une interrogation existentielle typique de l'artiste si ce n'est de l'homme contemporain: questionnement ontologique qui recevrait une réponse lointaine mais bien réelle, jusqu'au moment où celle-ci, comme dans un moment dramatique de la deuxième Sonate, disparaisse, faisant place au silence et à un vide abyssal.
En 2016, je rendai visite à Sciarrino dans sa maison-musée de Città del Castello truffée d'œuvres de la Renaissance italienne. Sur le pupitre du piano trônaient les Années de pèlerinage. Le compositeur, comme je l'ai appris plus tard, orchestrait "Sposalizio". La boucle était bouclée, bien avant que ne voit le jour le programme de ce soir.
Jean-Pierre Collot
Oeuvre représentée: Gérald Collot (1927/2016): Messagers de l'aurore
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Programme:
Liszt : Années de Pèlerinage, deuxième année: Italie / Salvatore Sciarrino: trois sonates pour piano
Liszt - Sposalizio
Liszt - Il Penseroso
Sciarrino - Sonate II (1983)
Liszt - Canzonetta del Salvator Rosa
Liszt: Sonetto 47 del Petrarca
Sciarrino - Sonate III (1987)
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Liszt - Sonetto 107 del Petrarca
Liszt - Sonetto 123 del Petrarca
Sciarrino: Prima Sonata (1976)
Liszt - Après une lecture de Dante