Philippe Roger, l’Attrait du piano, Crisnée, Yellow Now, Côté cinéma/Motifs, 2019, 110 p.
1895 REVUE D’HISTOIRE DU CINÉMA no 90 PRINTEMPS 2020, pp. 257-260
Cinéma muet et piano ont longtemps formé un couple sinon indissociable, du moins naturellement complémentaire. Les modalités – artistiques et économiques – de cette étroite collaboration, de cet entrelacement de deux activités longtemps conjointes, c’est, bien sûr, aux historiens du cinéma qu’il appartient de les étudier. Mais qu’en est-il de la place du piano au sein du cinéma en général? Existe-t-il pour cet instrument et son essence un espace dans le cinéma, où puisse se déployer sa poétique particulière ? C’est cet espace précisément qu’investit Philippe Roger dans un livre aussi resserré que dense intitulé l’Attrait du piano.
On se souvient de Debussy enjoignant ses interprètes d’oublier, ou de faire oublier, que le piano est un instrument à marteaux: tout aussi bien aurait-il pu leur demander de faire oublier l’instrument tout court, dans le souci de donner libre cours au flux de l’expression musicale. C’est, précisément, à un écueil similaire que s’exposait un ouvrage consacré aux liens unissant piano et cinéma: celui de fétichiser l’instrument, de ne pas s’aventurer au-delà de sa dimension concrète, de s’en tenir à la « boîte à marteaux », de manier tel quel un «meuble» surchargé de symboles et condamné trop souvent à figurer dans le décor en tant que marqueur social, d’en faire un objet opaque et inapte à transmettre autre chose que sa propre matérialité. Or c’est précisément l’inverse que nous propose Roger en transformant le piano en prisme, en s’attachant à sa dimension de vecteur, de passeur, en en faisant l’instrument d’une transcendance et en nous démontrant par là-même la profonde et intime compréhension qu’il a de l’instrument.
En douze étapes encadrées d’un prologue et d’un épilogue, Roger nous offre un voyage tout à la fois poétique et précis, érudit et pédagogique à travers des films souvent peu connus. Le premier chapitre consacré à Max Ophuls faisant appel à deux métaphores distinctes, ce sont quinze images différentes du piano que convoque l’auteur et pas moins de vingt-six personnalités différentes de metteurs en scène. Au gré des chapitres l’instrument deviendra ainsi successivement pour le lecteur : piano-cinéma (Manoel de Oliveira; Jean Grémillon 1), piano-miroir et piano-horloge (Max Ophuls), piano-moteur (Jean Grémillon 2), piano-cœur (Ernst Lubitsch), piano-rêve (Carl Dreyer; Luis Buñuel), piano-radio (Frank Borzage), piano-pensée (Douglas Sirk), piano-outil (Alfred Hitchcock), piano-sentiment (Leo McCarey), piano-démon (Robert Wiene; Karl Freund; John Brahm; Robert Florey ; Edmond T. Gréville), piano-porte-voix (Roy Rowland; Nicholas Ray; Jean-Claude Guiguet; Robert Bresson; Pier Paolo Pasolini; Jean-Luc Godard), piano-ange (Jacques Demy) et enfin piano-âme (Todd Haynes ; Pere Portabella ; Péter Sülyi).
Étudier la fonction du piano au cinéma, en définir l’essence, c’est aussi s’attacher à différents grades de porosité, à différentes qualités de présence. Après avoir évoqué deux films de Manuel de Oliveira (Visita ou Memórias e Confisso ̃es[Visite ou Mémoires et Confessions, 1982] et O estranho caso de Angelica [l’Étrange Affaire Angélica, 2010]) qui lui permettent de préciser son angle d’approche («Parmi d’autres éblouissements, ceux de ces deux films-poèmes sont, pour partie, à l’origine de ce petit livre de mélomane, c’est-à-dire d’amoureux»), l’auteur nous livre d’entrée de jeu l’exemple emblématique, dans le domaine du cinéma, d’un piano associé à une totale absence d’image (le livre s’achèvera d’ailleurs, en un bel effet d’architecture en miroir, par l’évocation, à l’inverse, d’un film muet dont on cherche à reconstituer la dimension sonore : les images muettes d’une interprétation par Béla Bartók de son Allegro Barbaro et la tentative de reconstruction d’une bande-son à partir des enregistrements réalisés par le compositeur [Mozgoképek Bartokrol/Images cinématographiques de Bartók de Peter Sülyi, 1989]). Exemple unique en effet dans toute l’histoire du cinéma que ce Tour au large réalisé en 1926 par Jean Grémillon, pour lequel il compose une musique destinée à être jouée par un piano mécanique et dont ne subsiste de nos jours aucune image animée, de sorte que les bandes perforées du pianola restent seules témoins du film (mis à part quelques photogrammes dont certains sont reproduits dans le livre). « Ce piano », nous dit Roger, «semble projeter les plans disparus. (...) Ses rafales de glissandi tiennent du bruit, le fracas littéral de vagues dans la tempête ; quant aux lignes mélodiques qui émergent par instants de la pâte sonore, elles profèrent une parole, écho d’un cosmos parlant (...)». Il est d’ailleurs intéressant de constater que Grémillon s’inscrit là, à la fois comme compositeur et comme metteur en scène, dans une longue tradition française – poétique, picturale, musicale – de restitution de ces éléments fondamentaux de la nature que sont l’eau et le vent (que l’on pense seulement, en musique, à Debussy, Ravel ou Messiaen).
L’image du piano-projecteur, Roger la reconvoquera à propos du film Gertrud : « Pour Dreyer aussi, le piano est une caméra, absorbant et diffusant au sens des frères Lumière, faisant office à la fois de prise de vue et de projecteur ». Le film (qui comme on le sait s’attache à trois « binômes » avec la représentation des relations qu’entretient une cantatrice avec son mari, avec son ancien amant, et tout particulièrement avec un jeune pianiste-compositeur, rôle tenu par le compositeur du film) est l’occasion pour Roger d’analyser en profondeur différents types d’absence et de présence du piano : improvisations au piano, hors-champ, faisant fonction d’interlude (et coupées dans la plupart des éditions DVD nous dit l’auteur, laissant sur sa faim le lecteur désireux de visionner le film dans son intégralité), « disparition » de l’instrument lorsque la mélodie passe aux instruments à cordes et à la flûte, piano accompagnateur de la voix (servi par une caméra mobile dans une mise en scène exacerbée par les effets de miroir dreyeriens) dans une mélodie du compositeur, rentrée progressive dans le champ du piano – privé cette fois de la voix – lors d’une scène intime avec Gertrud, rupture de la voix dans la mélodie de Schumann, amenuisement significatif, enfin, de la présence du piano durant l’épisode du concert final, par la grâce du hors-champ et de la «dilution » de l’instrument au sein de la formation du quintette avec piano. Nous nous permettons d’ailleurs de signaler que la musique écrite par Jørgen Jersild est l’une des plus « vraies » qu’il nous ait été donné d’entendre dans un film, aux antipodes d’une musique de film uniquement suggestive, donc factice. Ailleurs, chez Renoir, c’est le pianiste lui-même qui est absent, dans une scène de la Règle du jeuoù les touches d’un piano mécanique (encore) s’abaissent toutes seules, faisant retentir une version à quatre mains de la Danse Macabre de Saint-Saëns, alors que sur scène s’agitent des personnages déguisés en squelettes et que la caméra effectue plusieurs recadrages sur les différents couples adultères du film. Sublime intuition renoirienne, à la veille de la guerre, que cette danse des morts exécutée par un « pianiste » fantôme (et même, comme le souligne Roger, par un « couple » fantôme, puisqu’il s’agit d’une transcription à quatre mains), que cet espace laissé vide devant le clavier, de façon prémonitoire, sous les yeux désabusés de la pianiste qui accompagnait le spectacle jusque là. Cette figure de l’absence, on la retrouvera avec l’analyse en profondeur d’une scène-clef des deux versions du film Elle et lui de Leo McCarey (Love Affair [1939] et An Affair to Remember [1957]): celle du piano à queue fermé, que la mort de l’aïeule pianiste a rendu muet, et dont émerge en off la mélodie qui, autrefois, avait magnifié les sentiments des protagonistes. Le piano mécanique forme d’ailleurs un discret mais très réel fil conducteur dans l’ouvrage de Roger, depuis celui de Grémillon (Tour au large) jusqu’au film de Pere Portabella Die Stille vor Bach (le Silence avant Bach, 2008) au cours duquel est donné à entendre un extrait des Variations Goldberg restitué sur pianola (on ne saura cependant pas qui fut l’interprète des rouleaux perforés; Wanda Landowska aurait-elle effectué une version pour piano mécanique avant son célèbre enregistrement acoustique ?) en passant par le pianola de l’épisode de « la Maison Tellier » dans le Plaisird'Ophuls et par l’instrument mécanique du terrifiant prologue du film de John Brahm Hangover Square –dans lequel c’est pourtant un piano à queue et son compositeur-interprète qui occuperont le devant de la scène, avant de finir tous deux dans les flammes. Etrange chimère d’ailleurs – là aussi réside la magie du cinéma – que cet instrument mécanique du prologue, actionné à l’aide d’une manivelle, dont l’aspect tient à la fois de l’orgue de barbarie et du piano mécanique mais que l’imagination débridée du compositeur Bernard Hermann dote d’une sonorité de crécelle métallique sur fond d’intervalles augmentés, conférant ainsi au film, dès les premiers plans, le caractère du malaise et de l’urgence.
À propos du film de Portabella Die Stille vor Bach, Roger écrit encore ceci : « s’il ne fallait retenir qu’un seul film de ceux qu’on a croisés, au fil de ces pages aussi rêveuses qu’obstinées, dédiées aux figures du piano repensées par des films pourvus d’un fort coefficient cinématographique, ce serait peut-être celui-ci; lui qui embrasse le plus vaste panorama (révéler, c’est agrandir le monde), lui qui en arrive à faire comprendre ce qui justifie l’existence de la musique sur terre, par-delà l’instrument (qu’il soit piano droit ou à queue, parfois orgue ou clavecin, joué manuellement ou mécaniquement) ».
C’est à l’analyse de tout un jeu de faux-semblants tant visuels que sonores, à l’exploration de profondeurs insoupçonnées que se livre avec virtuosité Roger tout au long de l’ouvrage : visuels, comme dans cette scène d’Interlude (les Amants de Salzbourg, 1957) de Douglas Sirk où, peu à peu, se laisse deviner, dans le reflet du couvercle d’un piano devenu objet abstrait à multiples facettes, le visage d’un personnage jusque là absent, chargé de mystère. Sonores, comme dans ces continuelles métamorphoses d’une mélodie qui passe d’un instrument à l’autre, qui se voit parfois « amplifiée » à l’orchestre, mais garde pour le spectateur comme un parfum de son origine ; quand cette mélodie se voit emprisonnée dans un disque et se fait souvenir cruel, comme dans Mad Love (les Mains d’Orlac,1935) ; quand l’écoute d’une mélodie entendue à travers l’écouteur d’un téléphone (Angel de Lubitsch) ou à la radio (I Always Loved You de Frank Borzage) fait basculer l’action de façon irrémédiable. Philippe Roger, avec ce livre à la belle et riche iconographie, propose au lecteur une vision personnelle à la subjectivité assumée. Là où un théoricien du cinéma aurait soumis cet étrange couple que forment le cinéma et le piano à une analyse historique, économique voire esthétique et se serait par exemple penché sur le statut du piano dans l’exploitation, jusqu’à aujourd’hui, des films muets, voire sur certains aspects techniques comme le doublage à l’écran des acteurs par des pianistes professionnels (que ce soit en hors-champ – Roger, dans son analyse du film de Borzage I Always Loved You ne fait qu’évoquer brièvement le rôle de « doubleur de luxe » dévolu à Arthur Rubinstein – ou par le biais d’inserts de mains d’instrumentistes aguerris) et sur les limites de celui-ci, tant au niveau de la vérité que de la plausibilité artistiques, l’auteur opte pour une approche de mélomane et de cinéphile vivante et inspirée, adopte un langage auquel la concision des formules confère souvent une dimension poétique et laisse libre cours à des métaphores qui poursuivent leur chemin dans l’imagination du lecteur.
« Cet essai », écrit d’emblée l’auteur, « ne vise pas l’exhaustivité d’une encyclopédie : l’Attrait du piano entend proposer un parcours buissonnier, aussi affectif que réflexif». Il ne serait donc être question ici de lui reprocher d’avoir laissé dans l’ombre tel ou tel film, tel ou tel nom de metteur en scène: parions que le lecteur, sitôt le livre refermé, n’aura de cesse non seulement de visionner ou de revisionner le corpus de films cités, mais également de le compléter et de bâtir ainsi son propre panthéon cinéphilo-pianistique. Pour notre part, nous ne ferons qu’évoquer succinctement une figure de notre propre panthéon, puis quelques pistes de réflexion ou de recherches. Cette « figure », c'est celle du réalisateur Edgar Ulmer. Non seulement parce qu’il réserve au piano un rôle de premier plan dans Detour (les avatars d’un pianiste de jazz poursuivi par la fatalité), qu’il fait du héros de l’un de ses chefs-d’œuvre, Ruthless, le fils d’une professeure de piano, ou que cet instrument hante ses œuvres (le concerto de Schumann qui accompagne les apparitions du « spectre » dans Strange Illusion – un film inspiré d’Hamlet ! – ou encore ce plan fulgurant de Time Barrier où , dans un paysage post-apocalyptique, un piano droit détruit symbolise la fin de la civilisation), mais parce qu’il sait conférer à ses films une dimension à la fois existentielle et musicale. Chez ce réalisateur – qui dirigeait ses acteurs à l’aide d’une baguette de chef d’orchestre – l’image se fait timbre: cela saute aux yeux dans Carnegie Hall (avec Arthur Rubinstein en guest star), film dans lequel l’indigence du scénario permet paradoxalement à la photographie, somptueuse, de se déployer et d’acquérir une plénitude, une rondeur expressive que plus d’un instrumentiste lui enviera. Ce sera également notre première piste : comment, chez un Dreyer ou un Ulmer, certain grain du film allié à certaines qualités de la photographie ou encore comment, chez un Michael Powell ou un Riccardo Freda, certain expressionnisme-couleur ou certaine plasticité de l’espace peuvent-ils évoquer le timbre, la richesse d’un spectre instrumental, au point que visionner tel ou tel film devient, pour certains musiciens, une étape nécessaire et obligée de leur recherche à l’instrument ?
La piste suivante suggérera l’exploration de ce vaste inconscient du cinéma que représente le cinéma dit «bis» et l’analyse de la place, étrange mais bien réelle, que celui-ci réserve au piano (parmi tant d’autres on ne citera ici que Mario Bava ou Jess Franco – titulaire d’un prix de piano au Conservatoire de Madrid...) en une profusion de plans baroques qui ne sont, peut-être, qu’une forme de digestion de cette scène originelle et archétypale évoquée dans le livre : Joan Crawford siégeant au piano, dans l’un des plus beaux moments de Johnny Guitar de Nicholas Ray. Autre piste, l’analyse des musiques originales composées pour l’instrument à l’écran, notamment à travers la figure récurrente dans l’histoire du cinéma du compositeur maudit et la surreprésentation – très souvent sous la forme d’un concerto pour piano – d’un certain post-romantisme hollywoodien typique hérité de Liszt (lequel fait d’ailleurs une apparition dans l’un des parangons du genre : Phantom of the Opera (le Fantôme de l’opéra, Arthur Lubin, 1943) et inspiré par Rachmaninov (les derniers accords du concerto dans Hangover Square semblent tout droit sortis du début du Deuxième Concerto du compositeur russe) voire par ... Macdowell.
Dernière piste enfin : celle, à l’inverse, de l’intrusion du cinéma dans le monde du piano – on pense plus précisément au compositeur danois Simon Steen-Andersen – auteur d’un concerto pour piano «élargi» à d’autres médias – et à son recours fréquent à l’écran et aux images muettes, parfois issues de micro-caméras fixées sur l’interprète.
La lecture achevée, on se prend à rêver à une extension naturelle du livre : à un « format » – film documentaire ou support multi-média – qui nous offrirait la possibilité de visionner les différentes séquences évoquées, voire d’entendre la musique de Tour au large – ces documents étant pour la plupart difficiles d’accès. Nul doute qu’une telle «amplification» de ce bel Attrait du piano serait à la portée de Roger, réalisateur de plusieurs films documentaires et notamment du Récital de Besançon (2010), consacré au pianiste Dinu Lipatti et plus précisément au dernier récital que celui-ci, malade et à bout de forces, donne le 16 septembre 1950 sans parvenir à aller jusqu’au bout du programme – un film qui, déjà, interrogeait, à travers le piano, le rapport du son et de l’image, animée ou à animer.
Jean-Pierre Collot
1895 REVUE D’HISTOIRE DU CINÉMA no 90 PRINTEMPS 2020, pp. 257-260